1.1.10

Chère défunte

Depuis la mort de son épouse, le vieil homme se dessèche. Plus rien ne l’intéresse. Il vit en reclus, solitaire, emmuré dans sa tristesse. La nuit, il grelotte dans la froideur du lit. La journée, il se racornit assis dans son fauteuil, près de celui de sa femme, à jamais vacant. Tout lui pèse, le quotidien est devenu un fardeau, dont seule la mort le délivrera. Les repas devant son assiette solitaire, les soirées télévision sans personne avec qui commenter le programme, les magazines qu’ils lisaient ensemble à présent délaissés, tout hurle l’absence brûlante.
Le vieil homme ne puise aucun réconfort dans le souvenir de ses quarante années de bonheur. Il n’en tire qu’une aigreur contre sa vie présente, une acidité qui ronge tout ce qui ose vivre, alors que sa compagne n’est plus.
Sa mémoire le trahit. Le fil du temps pare la défunte d’un voile de sainteté. Le veuf a démêlé l’écheveau de ses souvenirs, pour n’y laisser que les fils dorés des moments de joie. Il a passé les heures grises au hachoir de l’amnésie. Il a oublié les désaccords, les silences, les colères, les reproches, les mensonges. Ces coupes franches dans le passé le mettent à l’abri du remords, il est persuadé d’avoir vécu un amour passionné, sans l’ombre d’un nuage, en mari adorable, auprès d’une épouse parfaite.
Personne ne se risque à le contredire. Ses amis, lassés de l’entendre ressasser sa tristesse, le délaissent petit à petit. Ainsi, le vieil homme demeure seul avec son chien, un bâtard qu’il malmène quotidiennement, parce qu’il faut bien que la colère s’exprime. Le chien, indulgent, supporte bravement les brimades. Il aime tellement son maître concentré sur son deuil, comme il l’était sur son travail lorsque son épouse partageait sa vie. De plus, l’animal est humble, il sait que le vieux, au lieu de l’estimer à sa juste valeur, le considère tantôt comme une vulgaire bête engoncée de balourdise, tantôt comme un fétu, une légère souillure sur le miroir de ses souvenirs heureux.
Le chien est au crépuscule de ses jours. Bientôt, le veuf sera complètement seul. Alors, le marteau du temps ornera le cou de l’animal défunt de la médaille du mérite. Le vieil homme pleurera son chien en plus de sa femme, mais trop tard.