10.1.10

La saveur des années

J’ai cent trois ans aujourd’hui. J’ai perdu toutes mes dents. Qu’importe ! Mon sourire est plus large, enfin, quand je ne porte pas mes dentiers, mais je vous en parlerai plus tard. En ce jour d’anniversaire, mon premier souci est que je ne peux pas mettre cent trois bougies sur le gâteau d’anniversaire. Ou alors, il faudrait un immense gâteau, mais je n’ai plus d’amis pour le manger, et le terminer avec Julien, mon compagnon, nous laisserait tous les deux avec une belle crise de foie.
Le foie… de ce côté-là, les choses se sont dégradées, je l’avoue. Moi qui aurais pu avaler un bœuf avec ses cornes sans le moindre problème de digestion, je dois maintenant me nourrir essentiellement de bouillons, de légumes cuits et de laitages. Tant mieux ! c’est plus vite préparé. Et comme Julien est dans le même état, il mange ce que je cuisine sans se plaindre de ma nullité.
C’est vrai, quelle piètre cuisinière je suis ! Pour gagner une guerre, mettez-moi aux fourneaux de l’ennemi, et le tour est joué. On pourrait me soupçonner de toucher une prime sur les ventes de tisanes digestives, mais je vous assure que non. J’ai perdu de nombreux amis, disparus après un repas chez moi, sans jamais donner de leurs nouvelles. J’espère qu’ils sont seulement fâchés, je serais contrariée d’être responsable de leur mort. Enfin je suppose qu’on m’aurait prévenue si c’était le cas.
Julien mange son potage en ce moment, ou plus exactement il le lape avec de grands bruits d’aspiration. Il ne s’en rend pas compte, le pauvre, il est presque sourd ! Ainsi, nous nous dispensons de la corvée des conversations. Nous nous comprenons sans mot dire, d’un sourire édenté ou d’un regard. Julien et moi, nous nous ressemblons de plus en plus. Il a perdu sa dernière dent hier. Comme cela, nous sommes à égalité ! C’est bien plus pratique, finies les caries, les rages de dents. Avec deux dentiers bien ajustés, un en haut, un en bas, nous voilà parés pour des années, munis d’un sourire de jeunesse. Quant au regard, nous souffrons tous les deux de dégénérescence maculaire. Plus moyen de lire. Ce n’est pas grave, j’ai déjà tant lu dans ma vie que j’ai l’impression de connaître toutes les histoires. J’ai encore une bonne mémoire et une multitude de livres dans la tête. En ce qui concerne le journal, quand on voit - façon de parler ! -, les horreurs qu’on y trouve, autant se dispenser.
Alors que faisons-nous de nos journées, Julien et moi ? Mais nous vivons notre petit bonhomme de chemin, tous les deux, heureux d’être ensemble, dans la saveur des années, sans rien à prouver. Nous goûtons la douceur du temps qui passe, j’espère pour longtemps encore.
Ah ! je vous laisse. Julien m’appelle pour le dessert. Enfin, désormais, c’est le même chaque midi, deux cachets jaunes et un bleu pour lui, un comprimé rose et blanc, une gélule verte et un sachet de poudre grise à diluer pour moi. C’est notre fantaisie, il faut bien que nous nous différencions, lui et moi !