12.1.10

Vieil atrabilaire

Cent quatre ans aujourd’hui ! Je suis en bonne santé, je n’ai pas à me plaindre de ce côté-là. J’ai acheté un gâteau d’anniversaire, mais je n’ai personne avec qui le partager. Tant mieux ! j’en aurai plus à manger. Mes soi-disant amis sont morts et enterrés depuis belle lurette. On peut dire que j’en ai vu passer des casse-pieds de tous acabits ! Je ne risque pas de les regretter. On devrait me remettre la médaille du mérite pour les avoir supportés aussi longtemps.
Louise n’est plus là non plus. Cela fait trente ans qu’elle est morte. On s’entendait bien tous les deux, on n’avait pas besoin d’avoir une vie sociale, comme on dit. Pour quoi faire aurions-nous invité du monde chez nous ? Pour déjeuner ? Ces satanés pique-assiette auraient bien été fichus de critiquer la cuisine de Louise, surtout que ce n’était pas La Tour d’Argent tous les jours à la maison, heureusement que j’ai l’estomac bien accroché ! En plus, soit les invités seraient venus les mains vides et cela m’aurait horripilé, soit ils nous auraient offert des fleurs, alors qu’il y avait plein de bien plus belles dans le jardin, soit ils auraient apporté un gâteau à la crème écœurant, auquel ils auraient à peine touché, et que j’aurais dû me retenir de leur enfourner de force dans la bouche, au lieu de quoi Louise m’en aurait servi trois fois par jour jusqu’à ce que j’en aie mangé la dernière miette. Bref, recevoir des invités, très peu pour moi ! Quant à se déplacer chez des gens, cela aurait été encore pire, j’aurais été installé moins confortablement qu’à la maison, j’aurais dû me tenir correctement, me forcer à manger des plats infects et peut-être même me farcir leurs albums de photos, avec leurs gosses rougeauds, qu’ils m’auraient présenté comme la septième merveille du monde.
Non, décidément, je suis bien chez moi. Louise me manque un peu. Mais de toute façon, les cinq dernières années, j’avais dû la placer dans une maison de retraite médicalisée, parce qu’elle avait la maladie d’Alzheimer et me menait une vie impossible. Alors finalement, elle est aussi bien là où elle est. Premièrement, elle ne souffre plus comme cela lui arrivait dans ses moments de lucidité, deuxièmement, elle ne me casse plus les oreilles pendant ses crises, enfin, je n’ai plus à supplier quelqu’un de m’emmener la voir chaque dimanche à la maison de retraite, qui est quand même à quarante kilomètres de la maison.
Quant à Paul, mon fils, cela fait près de quarante ans qu’il vit en Espagne. Il ne m’a pas téléphoné pour mon anniversaire, c’est bien normal, on ne se parle plus depuis près de vingt ans. Il ne me ressemble pas du tout, c’est un égoïste, il est avare et arriviste. D’ailleurs, je me demande s’il est bien de moi. Enfin, cela n’a plus d’importance maintenant.
Je suis heureux, seul avec Roxane, ma chienne, une bâtarde âgée de onze ans. Elle ne parle pas, ce qui lui évite de dire des âneries, et elle m’aidera à finir le gâteau. Elle a du diabète et une paralysie de l’arrière-train, la pauvre ! Quand je la vois se traîner du lit à la cuisine, cela me fend le cœur. J’espère qu’elle vivra encore quelques années, parce que jamais je ne pourrai me remettre de sa perte.