9.4.10

Voie du silence

Depuis longtemps, elle entendait mal. Un AVC lui a ôté la parole. Ses derniers mois furent un calvaire revêtu de silence. De temps en temps, elle parvenait à articuler quelques mots, que je ne comprenais pas toujours. À l’approche de la mort, elle s’est tournée vers Dieu. Elle le suppliait, elle priait, quand elle pouvait s’exprimer, au prix d’immenses efforts. Les yeux de ma mère étaient emplis de silence liquide. Ses pas laborieux d’invalide pesaient de silence douloureux. Mes gestes d’affection, mes caresses, étaient empreints de silence impuissant.
Elle est morte en silence. La sirène du SAMU et l’équipe médicale d’urgence ont fait beaucoup de bruit. Ma mère est partie en cendres silencieuses.
Je garde au cœur une brûlure incurable. Le Dieu de ma mère ne me parle pas. Je crois qu’il n’est qu’un mirage. Le silence m’a envahie. Je respire un air lourd de silence. Mes veines charrient un sang poisseux de silence. Mon esprit erre dans un labyrinthe de silence épais. C’est là que j’ai rendez-vous avec ma mère. Elle fixe sur moi ses yeux tristes et silencieux. Désormais, je vis en silence.
Un jour, ma voix s’éteindra complètement et la voie du silence m’emmènera rejoindre ma mère, dans le silence définitif.

Merci pour les lys !

- Allo, Julie !
- Allo, Sébastien ! J’allais justement t’appeler !
- Et moi, j’allais justement décrocher le soleil. Étant donnée la façon abrupte dont je t’ai quittée, je ne m’attendais pas à ce que tu me téléphones. Je viens prendre de tes nouvelles. Est-ce que tu parviens à remonter la pente ?
- De quelle pente parles-tu ? Je suis au septième ciel. Je projetais de t’appeler pour te remercier.
- Allons, ne te moque pas de moi ! Je sais que tu traverses une phase difficile à cause de notre séparation, alors lâche-toi, crie, hurle, vocifère, accable-moi de reproches. Je mérite ta colère.
- Mon pauvre Sébastien, tu es toujours autant à côté de la plaque. C’est bien la seule raison pour laquelle je te mettrais une claque. Je t’en prie, ne m’interromps pas, laisse-moi te raconter une histoire surprenante et croustillante, que je te dois. Alors, la semaine dernière, tu m’as lâchement envoyé ta sœur, Manon, pour qu’elle m’annonce à ta place ta décision de rompre.
- Je reconnais que c’était minable.
- Sébastien, je t’en prie, ne me coupe pas la parole. Écoute la suite, c’est impayable. Donc, Manon s’est présentée timidement avec ta lettre de rupture, un bouquet de lys et une boîte de chocolats. Bravo pour ta lettre, elle était très bien tournée et dénuée de fautes d’orthographe. Ta chère mère, professeur de français, t’a sans doute donné un coup de main. Il me semble que je reconnais son style brillant.
- J’avoue. D’ailleurs, elle te transmet ses amitiés.
- Chut, s’il te plaît. Merci aussi pour les lys, ce sont mes fleurs préférées. Les tiens étaient magnifiques. En plus, le lys blanc est un symbole de beauté et de pureté, alors tu ne pouvais pas mieux tomber. Je t’expliquerai pourquoi après. Je te remercie également pour les chocolats noirs, amers et corsés, comme je les aime.
- Ouf ! J’ai choisi au hasard, car je ne connaissais pas tes goûts en matière de chocolat. Ainsi tu préfères le noir.
- Oui, noir et amer. En parlant d’amertume, je n’en ai trouvé que dans le chocolat. Manon est délicieuse, très belle et délicate, comme tes lys. Franchement, j’ai gagné au change. Elle ne fume pas, elle préfère les repas raffinés à la maison aux hamburgers enfournés dans la rue, elle a de l’humour, elle aime la littérature et elle est divinement sensuelle. Manon est un volcan de volupté et faire l’amour avec elle est un voyage magique pour le paradis. En plus, elle est infatigable, comme moi. Manon et moi vivons désormais ensemble dans un bonheur radieux. Elle me fait signe de te passer le bonjour. Viens dîner un soir de la semaine prochaine si tu veux. Ainsi tu pourras récupérer tes vêtements et tes disques. C’était le motif secondaire de mon appel. Enfin je voulais surtout te remercier.

D’où viens-tu, vilaine bise ?

D’où viens-tu, vilaine bise ?
Avec tes baisers de glace,
Tu dissuades le marcheur.
À ton approche, le douillet
Demeure dans la chaleur du foyer.

D’où viens-tu, vilaine bise ?
Sous ton sifflement,
Le printemps se tapit,
Le paysage se recroqueville,
L’arbre tremble.

D’où viens-tu, vilaine bise ?
Ton souffle éloigne le rossignol.
Sous ta main rêche,
La fougère s’aplatit,
La rose retient son parfum.

D’où viens-tu, vilaine bise ?
Tu courbes le vieillard.
Tu gifles l’enfant dans le parc.
Tu bouscules le chat au jardin.
Tu fouettes le canard sur la rivière.

Passe ton chemin, vilaine bise.
Laisse le soleil caresser
La nature de sa gaieté.
Va-t-en, jalouse bise.

Combat de colverts

Un tendre couple de colverts
Se promène sur la rivière.
Survient un de leurs congénères.
L’intrus convoite la femelle.
Il se jette en battant des ailes
Sur l’autre mâle, qui, fidèle,
Lutte pour conserver sa belle.
Coups de bec et nasillements
Rythment leur combat véhément.
Les deux ennemis gesticulent,
S’affrontent, se blessent, reculent.
Le dernier venu capitule.
Pendant que le perdant s’envole,
Les amants radieux se cajolent.

Rupture joyeuse

Mon ami, je réponds d’une plume joyeuse
À ta lettre, où j’apprends que tu me laisses choir
Pour parcourir le monde au gré de ton vouloir,
Loin de notre passion devenue coléreuse.

Je garde en mon esprit notre fièvre amoureuse,
Ta main droite empressée d’enlever mon peignoir,
Cependant que la gauche approchait le bougeoir,
Dans une nuit propice aux voluptés soyeuses.

Mais le ciel de nos joies s’est revêtu de noir.
Des nuages d’ennui se sont mis à pleuvoir
Sur notre doux foyer changé en cage affreuse.

Je tourne vers demain un regard plein d’espoir,
Car, libre de nos cris, j’avance, l’âme heureuse,
Sur un chemin fleuri de promesses nombreuses.

Typhon justicier

Tandis que les humains bâtissent des maisons,
Façonnent des jardins à l’harmonie parfaite,
Érigent des palais pour y donner des fêtes,
Un monstre coléreux les guette à l’horizon.

Pendant qu’indifférents à l’horreur des prisons
Ainsi qu’à la fureur de lointaines tempêtes,
Ils écoulent leur vie dans une paix douillette,
Le cyclone maudit leurs sombres trahisons.

Alors que, pour chasser leurs angoisses secrètes,
Les hommes glorifient de malfaisants prophètes,
L’ouragan se déclenche en hurlant à foison.

Le typhon justicier plonge sur la planète,
Abat l’humanité pétrie de déraison
De son souffle, qui joue leur ultime oraison.