Autrefois, j’ai connu la plénitude du village, le murmure des rivières, la fraîcheur des bois, la gaieté des oiseaux. J’ai connu le pas qui s’enfonce dans le champ lourd de pluie, le calme parfum de l’encens dans l’église où brûlaient des bougies tremblantes, offrandes confiantes à un dieu familier. J’ai connu le chemin bordé de coquelicots, la fête aux arômes de beignet et de caramel, sur la place entourée de pommiers. J’ai connu le bruissement du vent dans les grands chênes aux troncs larges et noueux, contre lesquels je m’adossais pour lire, avec mon goûter de gros pain au levain et de chocolat à croquer. J’ai connu les vieux courbés sur leur perron, le sourire édenté, la peau parcheminée de toute une vie avec deux guerres et des naissances à foison, les yeux humides de souffrance et de joie mêlées. J’ai connu la solitude heureuse dans la sieste ensoleillée des prés.
Aujourd’hui, je vis dans la ville peuplée d’immeubles et de voitures. Ici, les fenêtres ouvrent sur les klaxons, les sirènes de police, le vacarme des camions-poubelles. Ici, les portes ouvrent sur la suspicion. Ici, les néons remplacent les étoiles, les gens passent en courant dans les vastes églises, les marchés encadrés de béton débordent de denrées inconnues, des fruits exotiques colorés mais insipides aux poissons anonymes qui semblent fabriqués pour nourrir l’homme. Ici, la solitude est armée de méfiance.
Aujourd’hui, je me souviens d’autrefois, et j’avance seule dans la violence de la ville où la vie se flétrit dans les appartements amnésiques et monotones. Aujourd’hui, j’évoque le village, les chênes et les oiseaux. Ils sont tous venus, tellement splendides, colorés et souriants que je m’interroge. Et si j’avais rêvé mon enfance champêtre ? Aujourd’hui, je trace mon chemin de poète, et la ville et la campagne se confondent dans mes souvenirs imaginaires et mon avenir inventé.