20.1.10

Le cahier de Germaine

Je m’appelle Germaine, je suis une vieille dame de cent deux ans. Je demeure à la résidence « Chemin blanc », une maison de retraite médicalisée. Drôle de nom, me direz-vous ! En effet, mon chemin se limite au trajet entre la chambre et le réfectoire… les bons jours. En parlant de réfectoire, les repas sont loin d’être une fête. À dire vrai, leur qualité varie entre médiocre et infect. Sinon, mon circuit se rétrécit encore et je trottine entre le lit et les toilettes.
Je m’économise, je vis en petit : je dors, je déroule mes souvenirs, je discute un peu avec les autres pensionnaires. Je n’ai plus de famille, j’ai enterré mon mari et mes deux enfants et je n’ai pas d’autre descendance. Ma fille ne s’est jamais mariée. Je dois bien reconnaître qu’elle n’était pas gâtée par la nature, la pauvre ! Diantre ! Quel visage ingrat dès l’enfance ! Hélas ! cela n’a fait qu’empirer. Elle est décédée d’une crise cardiaque à soixante ans en 1990. À la veillée mortuaire, certains visiteurs détournaient le regard à cause de sa laideur, bien que le repos éternel ait plutôt adouci son visage. Finalement, elle est mieux là-bas, quoique je doute fort qu’il y ait un ailleurs autre que la pourriture du temps.
En parlant de temps pourri, nous sommes gâtés dans les Vosges. Entre la pluie, le vent, les orages et la neige, cela donne juste envie de rester au chaud dans la chambre. Enfin, quand je dis au chaud… ils sont radins sur le chauffage ici, je suis obligée d’enfiler plusieurs gilets l’un sur l’autre pour ne pas geler, même au lit. Remarquez, sans vouloir critiquer le personnel, il vaut mieux rester vêtu, parce que les draps ne sont pas changés très souvent.
Je vous parlais de mes enfants. Mon fils était curé. Il est mort dans un accident de voiture à trente-cinq ans en 1967. Dieu était sans doute pressé de l’accueillir au paradis.
Mes occupations sont limitées désormais. Je ne m’intéresse pas aux nouvelles technologies. En matière de modernité, je me suis arrêtée à la télévision. Les ordinateurs, les téléphones portables, très peu pour moi ! Ma plus grande distraction, c’est mon cahier de croix. Cela vous intrigue, je le sens bien. À chaque décès d’un pensionnaire, je fais une croix supplémentaire et je marque le nom du défunt à côté. Depuis que je suis entrée ici, il y a vingt ans, j’en suis à quarante-deux. C’est mon jardin secret. Quand je mourrai, j’aimerais qu’on enterre mon cahier près de moi, après y avoir tracé l’ultime croix avec mon nom.